Alone cowboy
Alone cowboy
Ce matin, le vieux Mitchell lui a donné sa paye et lui a dit :
- On repart dans la quinzaine, j’te garde ta place.
Il n’a rien répondu.
Il a embotté sa paye et monté sur sa vieille carne.
- Holla Dorie, ouais moi aussi suis fatigué, tu te reposeras à la ville.
La ville, c’est Phillipscity, à peu près 500 âmes quand les hommes ne sont pas partis accompagner les vaches.
Justement c’est la fête.
Il s’assied sur le bout du banc, la femme vient lui poser une bonne assiette de haricots, maïs et patates où baigne deux gros bouts de viande.
La seule différence avec ce qu’il vient de manger depuis un mois et qu’il mangera demain, sûrement, c’est la viande.
Il a faim, ça sent bon. Il attaque son repas après avoir remercié le bon dieu de cette assiette pleine. Il le fait par habitude, car ce n'est pas le bon dieu qui lui a rempli sa gamelle, c’est la gonzesse ou la sueur de sa peau.
Quand le gamin vient poser ses mains sur sa cuisse, il sourit. Quand il grimpe dessus et commence à manger haricot après haricot, il grogne, mais il laisse faire.
Puis le second drôle est arrivé, identique au premier, mais plus petit, il l’a aidé à s’asseoir sur son autre cuisse.
Pourquoi ? Il ne sait pas. Il a trouvé ça naturel.
Il leur a seulement dit à chaque fois :
- T’as faim mon gars ?
Il ti-gars a bougé la tête et a mangé.
L’homme a réclamé une seconde assiette et si la fille a tiqué, elle n’a rien dit, elle a porté l’autre assiette.
Il a alors remarqué qu’elle avait mis plus de viande.
L’homme a pris deux autres fourchettes qui traînaient sur la table et a forcé les deux ti-gars à manger avec. C’est le minimum.
Les indiens mangent avec leurs mains, pas eux.
Le petit a posé sa tête sur la table et a fermé les yeux puis le plus grand a fait pareil.
Lui, il a terminé les deux assiettes et les a bien nettoyées avec du pain.
C’est alors que le petit a vomi. Là, comme ça sans se relever.
Lui, il a juré et a repoussé la tête de l’enfant.
La gonzesse l’a envoyé chier.
- Casse-toi avec tes moutards.
- C’est pas les miens qu’il lui a répondu.
Mais il s’est levé, un p’tit gars sous chaque bras.
Il ne sait pas quoi en faire, il va pour les poser quand une vieille s’approche de lui.
- Ils vont te refiler la maladie dont leurs parents sont morts et il n’y a qu’à la grande ville qu’on peut la soigner, ici on a pas les médicaments.
Pourquoi il a fait ce qu’il a fait, il ne sait pas, il l’a fait en tout cas. Peut-être que c’est le bon dieu qui lui a soufflé à l’oreille, va savoir.
Les indiens, ils disent que c’est le vent des grandes plaines.
Le vieille Dorie elle n’a pas été contente quand il lui a remis sa couverture et sa selle mais comme toujours elle n’a rien dit.
Une fois sur sa selle, il a fermé son manteau de cowboy et croisé les pans de devant pour en faire une sorte de hamac comme pour un veau nouveau-né malade. Et il les y a posés.
Il y a deux jours qu’ils ne sont pas réveillés, il sait qu’ils sont vivants car ils sont chauds, très chauds, trop chauds.
Lui aussi commence à avoir froid.
Quand il accroche Dorie devant le grand, très grand immeuble qui lui donne mal au cou quand il lève la tête pour regarder sa hauteur, il a la tête qui tourne.
Alors avec ses fontes sur une épaule, les tits gars sous les bras, il rentre dans l’hôpital.
La cornette blanche l’emmène jusqu’à un lit où il la regarde, les coucher après les avoir déshabillés.
- C’est bien mon gars de nous les avoir emmenés, on va sûrement pouvoir les sauver tes fils.
Pourquoi il ne dit pas que ce n’est pas ses fils, il ne sait pas. Il ne dit rien, il se contente de hocher la tête. Faut dire qu’il n’est pas du genre à causer beaucoup.
Ils sont tout petits, couchés côte à côte, chacun un fil dans un bras.
Il prend une chaise et ses fontes posées une cuisse, il croise ses bras au pied du lit des p’tits gars et pose sa tête dessus.
La Mary d’abord, elle a envie de lui dire de bouger, qu’il gêne, et puis il pue. Il pue la bouse de vache et le crottin de cheval mais elle n’en a pas le courage.
L’homme dort profondément, le front posé sur ses bras.
Elle a pitié de lui. De la misère, elle en voit tous les jours depuis qu’elle travaille là, depuis dix ans déjà. Depuis que la mère Elisabeth, lui a trouvé ce petit boulot d’aide soignante.
Son travail, elle l’a appris toute seule, en regardant les autres faire, à nettoyer, à panser, à piquer jusqu’à ce que le vieux docteur Smith lui dise :
- Je t’ai inscrite aux cours. Bon, t’y apprendras pas grand-chose, tu sais déjà tout.
Aujourd’hui, elle est infirmière et le vieux docteur est mort.
L’homme, elle le laisse dormir. Elle se débrouille. Elle a pitié.
Trente-six heures.
Elle n’est pas rentrée chez elle. Pourquoi ? Elle ne sait pas. Son instinct maternel peut-être. Pourtant des gamins, elle en soigne et elle en voit mourir tous les jours.
Ces deux-là, sont plus costauds que l’on dirait.
Comme leur père.
Les antibiotiques et les perfusions ont réhydraté les deux enfants.
Le grand en se réveillant a pris la main de son frère qu’il n’a pas voulu lâcher même quand il a réclamé à faire pipi. Elle a eu pitié et il a trouvé rigolo d’uriner dans le pistolet.
Mais le petit lui s’est fait dessus, il faut changer les draps.
Et puis le vieux dans le lit d’à côté, il est mort alors le cowboy, il gêne pour refaire le lit.
La collègue de Mary le secoue, il s’écroule de sa chaise. Lui n’est pas encore mort. Il va donc prendre la place du vieux. Il est malade comme ses fils. Mary s’en veut, elle aurait dû s’en douter.
Si elle se fait aider pour l’allonger sur le lit, elle décide de s’occuper elle-même de lui.
D’abord, le déshabiller.
L’argent qu’elle trouve dans le fond de ses bottes, une petite fortune, elle le fourre dans les grandes poches de sa robe. Elle ne veut pas qu’on les lui vole.
Le docteur lui prescrit comme à ses fils antibiotiques et réhydratation. Depuis combien de temps n’a-t-il pas bu de l’eau ?
Entre deux autres malades, Mary revient s’occuper de lui. Petit à petit elle le nettoie, elle le décrasse. Le visage débarrassé de l’épaisse barbe, le lui montre plus jeune qu’elle ne pensait.
Il est brun autant que ses fils sont blonds. Le visage tanné par le vent et le soleil.
Quand elle a demandé au plus grand des garçons où était leur mère, il a dit : elle est morte !
Sûrement emportée par le choléra avant de leur donner à eux.
Elle ne sait pas pourquoi la détresse de cet homme et ces enfants l’émeut autant.
Si l’homme est toujours inconscient et inquiète le docteur, les deux enfants eux vont bien.
- Mary, rentrez chez vous c’est un ordre !
Elle n’a pas le choix, elle doit obéir.
Mais avant de partir, elle vient prendre les deux enfants par la main, les fontes de l’homme sur une épaule et ses vêtements dans un grand sac.
Pourquoi elle fait ça, elle ne sait pas, parce qu’elle pense que c’est juste de le faire.
Chez elle, elle couche les enfants sur son lit et va s’allonger dans le cosy en face du poêle qu’elle a eu du mal à rallumer.
Ce sont des bruits de souris qui la réveillent.
Les souris sont deux petits bonhommes qui mettent du bois dans le poêle.
Elle hurle.
- Arrêtez-vous, vous allez vous faire mal.
La bûche tombe au sol et effrayés les deux enfants se tassent contre le mur.
Il fait nuit.
L’horloge sur le buffet marque dix heures. Dix heures du soir et elle s’est couchée à neuf heures la veille. Elle a fait le tour du cadran.
Il est vrai qu’elle était fatiguée.
- Vous avez faim, je pense.
Les deux en silence hochent la tête.
Il lui reste du porridge mais pas de lait.
Elle lace sous leur yeux ses hautes chaussures puis leur tend la main.
- Venez on va essayer de trouver à manger.
Le restaurant du vieux Tibo est toujours ouvert. Lui est son fils se relaient, c’est bien pratique.
Demain elle achètera du lait.
De retour chez elle, elle met de l’eau à chauffer.
D’abord les baigner puis laver leurs vêtements et ceux de leur père.
Dans les fontes de l’homme il y a pas grand-chose : un sous vêtement de rechange aussi sale que celui qu’elle lui a enlevé, des chaussettes trouées mais pas de vêtements d’enfants.
Elle est heureuse car ils n’ont pas de poux mais avant de les recoucher tout nus, elle change tout de même les draps.
Son petit appartement sent bon le linge propre.
Pour reposer ses bras, elle se met devant sa machine à coudre, elle a sacrifié une de ses plus vieilles robes et bientôt sur le dossier de la chaise, il y a deux petits shorts et deux gilets.
Le soleil commence à poindre mais elle décide de s’allonger pour se reposer un peu.
Quand elle ouvre les yeux, il est une heure.
Le poêle tourne encore à plein régime.
- C’est toi qui a remis du bois ? L’enfant hoche la tête terrorisé. Elle s’en veut de lui faire peur. Hier elle n’a réussi qu’à leur faire dire leur prénoms : John et Jonatan pour le petit. Et leur âge : 5 et 2 ans. Le grand parle, pas le petit.
Avec les deux enfants, elle retourne à l’hôpital.
- Ah vous revoilà ! C’est pas trop tôt, leur père n’est pas commode.
L’homme dès qu’il les voit se lève. Elle sourit et il retourne se coucher penaud, les mains cachant son entrejambe.
- Je vous ramène vos garçons et vos vêtements. Je vous les ai nettoyés. Je suis contente que vous soyez guéri.
Les deux enfants debout derrière le pied du lit observent l’homme. Ils ne disent rien, lui non plus, ils s’observent.
Ses enfants… ce ne sont pas ses enfants. Il n’a pas d’enfant. Comment pourrait-il avoir des enfants, il n’a pas de femme. Quelle femme voudrait d’un orphelin qui n’a que son cheval.
Non de dieu, Dorie !
Il s’habille vite, très vite.
Elle a recousu ses chaussettes mais ses bottes sont vides. Il n’a plus un penny.
Il est effondré, cet argent qu’il mettait de côté pour s’acheter un petit ranch, envolé.
- J’ai tout mis dans vos sacs. Tout jusqu’au dernier penny.
- Merci ! Il regarde les deux p’tits gars. Il faudra au moins qu’il les ramène au village ou dans un orphelinat. Allez venez !
Dorie est toujours là attachée à son anneau. On lui a mis de l’eau. De ses fontes, l’homme sort du picotin et lui en remplit sa mangeoire.
Il assied les enfants sur la selle puis les abandonne.
Il remonte jusqu’à la salle où il avait son lit. Il y a déjà un autre homme à sa place.
Elle n’y est pas. Il la cherche. Il la trouve dans une autre salle. Il s’approche d’elle, son chapeau à la main, ses fontes sur l’épaule.
Surprise, elle le regarde.
Elle ne le trouve pas si laid.
- Je vous dois combien ?
- Rien ! Le Bon Dieu veut qu’on aide son prochain comme on aimerait qu’on nous aide.
Il ne dit rien, il ne sait pas quoi dire.
C’est elle qui s’éloigne en souriant vers un autre malade.
Les enfants n’ont pas bougé.
L’homme à l’accueil de l’hôpital, lui a dit où se trouvait un des orphelinats de la ville.
Il marche à côté du cheval.
Il est debout immobile depuis bien cinq minutes devant le portail ouvert.
A côté de l’immense portail en fer forgé, un panneau où il y a écrit : orphelinat.
Il repense à son enfance, aux coups, à la faim la nuit dans son lit, à sa sœur qu’il a vu partir avec cet homme et cette femme.
Alors il dit :
- J’ai faim ! Et il se remet à marcher.
Mary en descendant les marches devant l’hôpital, ne voit que lui. Il est assis sur un banc, les deux enfants à côté de lui.
- Ça ne va pas ?
Il se redresse de suite. Les enfants aussi, surpris.
Il enlève son chapeau, il le tient à deux mains.
Elle le sent gêné.
Il ne la regarde pas, il regarde ses pieds.
Alors elle pose sa main gantée sur la sienne.
- Qu’y a-t-il ? Que puis-je faire pour vous ?
Alors sans reprendre sa respiration car sinon il sait qu’il ne finira pas il lui dit tout : ses enfants qui ne sont pas les siens, son enfance d’orphelin et qu’il ne veut pas pour eux. Son envie de cabane là-haut dans les bois, de son envie de vie simple, du besoin des petits d’avoir une mère et lui d’avoir une femme.
Il ne lui parle pas d’amour, non juste de son envie de vivre, de ses espoirs.
Quand il se tait, il regarde toujours ses pieds.
Elle sourit, elle aussi est orpheline, elle aussi a eu faim et il a le même âge qu’elle. Et puis c’est vrai qu’il n’est pas laid.
- Et bien déjà si vous veniez à la maison, on pourrait y parler d’avenir ?